lundi 27 février 2023

Mains


Croisées, frottées, leur bruit incessant de vagues.
Tu te tournes les pouces, tu te tournes les poignets, tu te frottes les coudes pour apaiser l'impatience du corps résonant.
Quand tu deviens âgé, tu sens que les mains recueillent la fleur invisible qui fait surface, et s'engourdissent.

Mains coquilles, avant-bras, épaules, côtes-cage, hanches, squelette, à l'aide des mots tu lèves ce corps le matin. Puis fais l'eau ruisseler et l'inavouable bonheur du savon d'Alep mousser, blanc de paix légère, sur tout le corps. Le corps d'Alep qui n'est plus, les corps d'Alepiens écrasés à tout jamais, squelettes broyés.

Mains coquilles pour ne pas entendre la mort à l’œuvre. Mains qui cherchent le vivant par mille brindilles. Mains qui lisent dans la nuit, dans les couleurs des corps, jusque dans les forêts. Mains qui aiment conter les mots sous leurs doigts.

Mains feuilles d'arbres, mains petits pieds d'oiseaux, mains tentacules et nageoires, pinceaux, argiles, caresses, mains de tant de promesses.

Tableau de Jean Arp, 1925

samedi 23 juillet 2022

le berceau


 

   Des objets que garde longtemps la mémoire, il y a pour moi le berceau. Objet primordial, ce n'est peut-être pas étonnant. Il m'a paru longtemps nimbé de grâce, de poésie, de magie. Un moment, en particulier, couronne ce temps-là : la découverte, en feuilletant le Larousse illustré, du berceau de Berthe Morisot avec ses voiles transparents. J'en garde toujours à peu près le même émerveillement, je crois, ce fut ma première puissante émotion artistique.
Un des derniers objets que j'aie senti investi d'un reste archaïque de vénération familiale c'est justement le berceau – dit alsacien –, en osier qu'on garnissait d'une nouvelle fraîche parure de coton et dentelle à chaque naissance, c'est ce réservoir de contes sur lequel se sont penchées les fées pendant des siècles ou des millénaires, jusqu'à ce dernier conte de Nacer Khémir qui m'a tant fait rire : mon grand-père était dans le berceau, il a voulu allumer sa pipe mais une quinte de toux terrible a failli l'étouffer, cours vite chez la voisine m'a dit ma mère et rapporte une cuillère d'huile d'olive et un jaune d’œuf pour soulager la gorge de grand-père, la voisine habitait à quelque distance et quand je suis revenu toujours en courant avec la cuillère d'huile dans une main et l’œuf dans l'autre, je trébuchai sur le dos d'une pierre, l’œuf tomba, il en sortit un magnifique coq qui alla aussitôt se percher sur la colline, je courus pour tenter de le rattraper, mais je laisse là l'histoire pour revenir auprès du berceau où un autre aussi attend que je parle de lui, ce même objet que je redécouvre ces derniers jours à la faveur d'une promenade près de chez moi au coin d'une rue avec ces mots, doux et révélateurs qui me soulagent d'une envoûtement de toute une vie : 

"l'écriture est un berceau". 

D'un autre côté la science, l'éthologie, mais aussi la biologie et la neurobiologie humaines nous apprennent que notre espèce est parmi les plus longues à parvenir à l'état véritablement adulte, ce que montre aussi la psychanalyse, l'enfance peut même ne jamais parvenir à se muer en l'état adulte. J'ai l'image de Kafka, dans La Métamorphose, régressant bien plus loin encore.
L'art de raconter, de peindre, de dessiner, l'art tout simplement de voir envahit les rues sous toutes les formes, se répand dans tous les espaces, les interstices extérieurs et intérieurs, voilà notre monde, monde de la créativité où le berceau a sa place de havre, beau comme un croissant de lune. Certains jours vous avez les yeux à voir, certains jours vous êtes artiste.
Ce jour-là j'étais sorti avec mon carnet de croquis dans l'espoir de parvenir à dessiner des feuilles de figuier que j'avais repérées, quand, parvenu à cet angle de rue, je trouvai l'arbre délesté de sa belle envergure, de ses grandes feuilles qui béaient au-dessus du trottoir, tout avait été coupé, le tas encore parfumé déjà se mourait au coin de la rue, c'est dans cet aller-retour que j'ai trouvé ce beau berceau, ou plutôt cette belle phrase qui s'est mise à chantonner en moi en répandant dans mon corps la forme semi-ovale qui me libérait.

Pourquoi fais-tu sécher tes écritures ?
demande Hector à Maria dans une nouvelle de Sarah Wells, et je vois l'image des grandes feuilles que le soir dore dans le grenier où le soleil pénètre par de grandes lucarnes.

« A quatorze pile quand Hector faisait sa sieste, Maria montait au grenier. Elle se dirigeait vers l'étendage où séchaient sur des fils, au moyen de pinces à linge, de grandes feuilles d'écriture. Elle les retournait selon les besoins, les déplaçait, en rangeait quelques unes sur la pile. »

Berthe Morisot, le berceau
Sarah Wells, extrait de L'oiseau-chacal



 

mercredi 19 décembre 2018

la théière

Tout en blaguant et chantonnant, pour essentielle préparation, nous avons allumé le feu dans la cheminée.
Maintenant il parle.
Elle aussi – révèle tout son savoir, sa beauté, son harmonie. La lumière profonde sur son dos strié bleu de nuit s'épanouit, libère des galaxies mystérieuses. Elle avance son bec lisse, sinueux et poli comme sable du désert sous la lune, un bec d'argile, propice à recevoir l'ombre et le lait. Aussi ronde et pleine que les gouttes qu'on voit briller à la fenêtre, accrochées aux nus rameaux de l'églantier après la pluie. Aussi noire qu'elles sont blanches, luisant de la même profonde lumière, la tête d'oiseau s'érige au centre du col bleu noir parcouru d'un ondoiement concentrique de fines stries. L'objet théière est devenu un univers. Il parle une langue pleine, indéchiffrable, comme le feu.
Fascinant spectacle, musique envoûtante, qui ont pris la place des bruits et des paroles. Nous nous sommes effacés, glissés silencieusement sur nos feuilles de papier, au gré d'un stylo. Le monde entier nous est maintenant offert.

Ilse Bing self portrait with leica Paris 1931

dimanche 4 novembre 2018

l'alchimiste

Vous lisez dans le silence de la maison, dans le roulement assourdi du train, dans la rumeur de la ville, ou celle de la mer... et ce sont d'autres bruits auxquels vous avez ouvert la page. Chaque livre donne à entendre rumeurs et roulements, silences qui sont les siens. Les sons d'un livre sont l’œuvre de ses mots. Ce ne sont pas des sons reproduits, des sons enregistrés. L’œuvre des mots est une alchimie. Elle prolonge celle de l'unité des corps, des matières et du temps : une alchimie comme les savants la rêvaient, comme les artistes, les écrivains, les rêveurs, et tout un chacun la réalise lorsqu'il est dans l'abandon du vivre ou du créer.
Ainsi, Tal-Coat la peint, en transhumance.
Ainsi, à la Havane avec Andres, je vois la vie faire corps avec la ville, l'expérience et la matière, elles ne sont pas dissociables. Le livre s'appelle "Avenida 20 de Mayo", c'est un roman de Dominique Eclercy :

"La rue ressemble à un animal qui se desquame par plaques, attendant vainement qu’une seconde peau vienne à bout de sa mue perpétuelle." (p13)

"Je suis venu à La Havane dans l’idée que les couleurs violentes, le ciel, l’éloignement parviendraient à ressusciter mes yeux, à les laver, à les débarrasser de leur couche d’habitude, de ce voile gris qui les a recouverts au fil des années. Mais ce que j'observe depuis mon balcon ne correspond en rien à ce que j'attendais." (p23)

"Un camion vient de tourner dans une petite rue à droite, il transporte quelques beaux cochons à la chair très rose, fendus par le milieu, de la tête à la queue, de la viande qui semble douce et molle, tendre, des animaux morts qui paraissent presque vivants." (p11)


Dominique Eclercy, Avenida 20 de Mayo, Gaspard Nocturne, 2018
Tal-Coat, l'alchimiste, 2016 : https://slash-paris.com/evenements/pierre-tal-coat-lalchimiste

mercredi 19 juillet 2017

la fabrique de l'histoire

Dans un chapitre de L'homme qui riait avec les dieux, Lucien Jerphagnon tente (ou plutôt fait mine) de redresser quelques unes des innombrables erreurs qui s'installent au fil du temps dans la mémoire historique. Pour exemple il va relever dans les péplums, une petite série de détails effarants pour un spécialiste du monde antique !... Finalement, dit-il, je préfère Astérix.
Mais voici comment il introduit ce chapitre Quelle Rome ? :
« Faisons un rêve. Nous sommes en 4005, quelque part dans le monde. Un grand film vient de sortir, dont on parle beaucoup : Palme d'or, gros succès. Le titre est Où tu vas ? Le producteur a trouvé que la langue morte faisait plus historique. En effet, le fim évoque une civilisation disparue depuis des siècles, les Français. On se rappelle vaguement ce qu'on en apprenait à l'école : ça allait de Vercingétorix à de Gaulle. Mais là, c'est magnifiquement rendu. On voit Napoléon, vainqueur de Hitler à Roncevaux, qui défile sous la tour Eiffel à la tête de ses troupes, avec leurs lances, leurs boucliers et leurs masques à gaz. Une histoire d'amour à Versailles, de Gaulle et Catherine de Médicis, main dans la main, écoutent un troubadour chanter La Madelon en s'accompagnant à la guitare électrique. Et puis, ce passage sur la Révolution, où l'on voit Jeanne D'Arc monter à l'échafaud en s'écriant : "Liberté, que de crimes on commet en ton nom !" Beau. Et la musique d'époque : "Allons, enfants !", avec au refrain : "C'est la lutte finale !" Générique. Fin. »
Photo : ancienne église abbatiale de Cruas, Ardèche

lundi 29 mai 2017

le mot

Il est blanc, il est noir, il veut tout dire et rien dire. Il est transparent et opaque. C'est un attracteur de sens.
Il en voit de toutes les couleurs. Il en passe par tous ses états. Il vous tourne en bourrique. Il vous mène par le bout du nez. Vous êtes son Cyrano, son Don Quichotte et son Sancho Pança, son Don Juan et Sganarelle.
Et vous dites Pouce ! Arrêtez ! Je n'en peux plus ! Vous êtes déjà de l'autre côté de l'Histoire. Vous êtes dans l'art contemporain. C'est l'impasse. Et pourtant, vous avez réussi à vous en sortir.
Et vous êtes repris par la nuit.
Et je me suis tourné vers toi
légère et humiliée
lourd et confondu
animus et anima.

Logos, la langue, les mots, l'intérieur extérieur.

César, présentant une de ses sculptures 
( http://cesarbaldaccini.blogspot.fr/ )


vendredi 21 avril 2017

quel doigt ?

à une amie

Le petit doigt de la main gauche. Je peux écrire. Mais il y a une assez bonne enflure et un hématome qui envahit la paume et la base des doigts voisins, c'est une gêne presque permanente. Une petite plaie à l'autre main qui se tient tranquille sous le pansement. J'ai fait une chute, égratignure au nez, presque rien au genou. Le dos de ma main gauche a des couleurs et des textures variées et inhabituelles, du rouge rosi, du bleu gris, de l'ocre jaune, de la peau de serpent. De qui suis-je en train de parler ? de quoi ? de ce qui ressent la douleur ? de qui a une histoire ici-bas ? une histoire délimitée par le dialogue avec les autres ? une mosaïque de dialogue sans cesse en construction et déconstruction, une mosaïque de sensations au corps... un rêve de jeu d'enfant... prêt à repartir en selle, en cheval de bois... Nous sommes des enfants qui ne savent plus jouer, devenus gauches et violents. Des marionnettes mal dégrossies... voilà ce que m'inspire ce doigt foulé, cette chute en marchant, presque sans raison... cette couleur d'encre dans ma main.

Jacques Villon, Jeune fille, burin et pointe sèche.